Interview de Christian Chavandier, Maître de conf. A Paris I – Panthéon-Sorbonne, auteur de "cheminots en grève ou la construction d'une identité (1848-2001)"
L'Humanité du 19 novembre 2007. .
La situation d'aujourd'hui vous semble-t-elle complètement inédite ou peut-on l'inscrire dans une certaine continuité ?
Christian Chevandier. Tout mouvement social est exceptionnel. Celui-ci comme les autres. Mais il n'en est pas moins le produit d'une histoire. Ce qui me semble nouveau, c'est l'importance de la démocratie dans le mouvement. Les assemblées générales sont vraiment souveraines, ce qui n'était pas le cas il y a quelques décennies. De même, la volonté de convaincre "les copains et copines qui ne sont pas grévistes" comme je l'ai entendu dans une AG. plutôt que de les considérer comme des ennemis, c'est remarquable. Mais cela ne correspond-il pas tout simplement à l'évolution de la société française ?
Quel lien établir entre le statut particulier des cheminots et les autres salariés ? Faut-il parler d'une aristocratie ouvrière au sens propre ou figuré ?
Christian Chevandier. La tentation est forte d'insister sur ce qui est à part et d'oublier que les similitudes sont grandes. Le statut des cheminots et leur régime de retraite datent de l'époque des compagnies ferroviaires privées. C'était, pour elles, un moyen de garder leur personnel à un moment où les ouvriers changeaient souvent d'employeur. Du coup, tout comme pour les congés payés qu'ils ont eu bien avant 1936, ils sont conscients d'avoir servi de modèle. Aristocratie ouvrière ? Oui, si l'on veut parler de travailleurs qui possèdent leur métier, en sont fiers, sont conscients de leur utilité sociale, mais les cheminots sont alors loin d'être les seuls. Mais parler de privilégiés, lorsque l'on sait ce qu'est leur travail, est d'une stupidité confondante.
Dans l'histoire, peut-on dire que les intérêts des cheminots comme corporation ont jamais divergé de l'intérêt national ?
Christian Chevandier. La question semble renvoyer à une spécificité du monde cheminot. L'histoire du groupe social est un élément d'explication. Ainsi, en permettant de joindre rapidement toutes les régions, les chemins de fer ont contribué à l'unification du pays et les cheminots qui ont adhéré à ce projet ont en partie construit la nation au XIXe siècle. La considérable participation du groupe social des cheminots à la Résistance est bien sûr ce qui vient d'abord à notre esprit. Cela s'inscrit dans l'histoire du rapport en France de la classe ouvrière à la nation, assez exceptionnel mais qui correspond à une conception assez ouverte de la nation dont chacun peut décider de faire partie. Cela recoupe aussi le sens de l'intérêt général qui revient sans cesse dans les propos des cheminots qui expliquent qu'ils se battent pour tous. J'ai entendu mercredi 14 au matin, lors d'une AG dans un dépôt, un mécanicien expliquer qu'il n'était pas envisageable d'accepter que les futurs embauchés n'aient pas le même statut que lui : Je ne pourrais pas les regarder dans les yeux. Cela, on le retrouve dans d'autres groupes qui expliquent que leurs luttes correspondent à l'intérêt de l'ensemble de la population. C'est le cas des postiers, des enseignants, du personnel soignant, etc. Mais ce n'est pas simplement une démarche liée au service public : les travailleurs du privé, lorsqu'ils se battent pour leurs conditions de travail, peuvent aussi avoir en vue l'intérêt du client : ils n'aiment pas fournir des services et des marchandises de mauvaise qualité, ne serait-ce que parce que rien n'est plus frustrant que d'être amené à mal faire son travail. Les cheminots avaient déjà le sens du service public bien avant la création de la SNCF. en 1937 ; cela apparaissait dans leurs mouvements sociaux, dans leurs revendications.
Est-ce la première fois que l'idée d'un retour à l'«équité» est utilisée par le pouvoir politique pour tenter de déconsidérer le mouvement des cheminots ?
Christian Chevandier. Dans la mise en place d'un rapport de forces, la tentation des opposants à une grève a toujours été de démontrer que les intérêts des grévistes et ceux de la population divergent. Mais cela n'a rien non plus de spécifique : lors de la grève des mineurs, au printemps 1963, des articles ont dénoncé leurs scandaleux privilèges. Pensez donc ! Certains étaient logés par l'employeur et les services sociaux et sanitaires des Houillères étaient d'une réelle efficacité.
Les médias dominants jouent un rôle notable pour peser sur le mouvement. En quoi la «bataille de l'opinion » sera-t-elle décisive pour l'avenir du mouvement en cours ?
Christian Chevandier. Elle l'est toujours. C'est comme cela que les grèves du personnel hospitalier en 1988 et 1991 lui ont permis, notamment aux infirmières qui étaient les plus actives dans ce mouvement, d'obtenir de meilleures conditions d'exercice et des augmentations salariales sans équivalent dans ce pays depuis les années 1970. Mais c'est aussi parce qu'elles ont su imaginer des formes d'action qui ne les opposaient pas aux usagers. C'est sans doute, pour les cheminots, un des enjeux du présent mouvement social que d'être capables de trouver des modes d'action qui prennent en compte l'intérêt des voyageurs. Cela dit, l'hostilité des médias (mais pas, individuellement, des journalistes) n'est pas quelque chose de nouveau. Dès le XIXe siècle, hors de la presse socialiste, anarchiste ou syndicaliste, les articles étaient hostiles. La télévision faisait déjà pleurer en 1986 et 1995 sur les « victimes de la grève ». L'expression si indécente de « prise d'otages » n'est pas d'aujourd'hui.
Comment apprécier les victoires ou les défaites dans les conflits ? Ne font-elles pas elles-mêmes l'objet d'un débat politique ?
Christian Chevandier. Bien sûr ! J'entends parfois des cheminots expliquer : « On ne se laissera pas avoir comme en 1986 et 1995». Mais ces deux fois-là, ils ont gagné ! Cela s'explique peut-être parce que reprendre le travail est toujours difficile, tout simplement parce qu'une grève est un moment exceptionnel. Tous ceux qui ont participé à un mouvement social savent bien quel souvenir ils en gardent toute leur vie. C'est pour cela que j'ai envie de vous dire que les grévistes de novembre 2007, quelles que soient les suites du mouvement, ont déjà gagné. Ils ont gagné parce qu'ils ont été capables de se mettre en grève alors qu'on nous explique que cela ne sert à rien, que c'est dépassé, que le mot « solidarité » n'a plus aucun sens...
En hommage à mon père, cheminot, aiguilleur à la gare de Lyon – Guillotière et DONC responsable de tous les malheurs du monde.
L'Humanité du 19 novembre 2007. .
La situation d'aujourd'hui vous semble-t-elle complètement inédite ou peut-on l'inscrire dans une certaine continuité ?
Christian Chevandier. Tout mouvement social est exceptionnel. Celui-ci comme les autres. Mais il n'en est pas moins le produit d'une histoire. Ce qui me semble nouveau, c'est l'importance de la démocratie dans le mouvement. Les assemblées générales sont vraiment souveraines, ce qui n'était pas le cas il y a quelques décennies. De même, la volonté de convaincre "les copains et copines qui ne sont pas grévistes" comme je l'ai entendu dans une AG. plutôt que de les considérer comme des ennemis, c'est remarquable. Mais cela ne correspond-il pas tout simplement à l'évolution de la société française ?
Quel lien établir entre le statut particulier des cheminots et les autres salariés ? Faut-il parler d'une aristocratie ouvrière au sens propre ou figuré ?
Christian Chevandier. La tentation est forte d'insister sur ce qui est à part et d'oublier que les similitudes sont grandes. Le statut des cheminots et leur régime de retraite datent de l'époque des compagnies ferroviaires privées. C'était, pour elles, un moyen de garder leur personnel à un moment où les ouvriers changeaient souvent d'employeur. Du coup, tout comme pour les congés payés qu'ils ont eu bien avant 1936, ils sont conscients d'avoir servi de modèle. Aristocratie ouvrière ? Oui, si l'on veut parler de travailleurs qui possèdent leur métier, en sont fiers, sont conscients de leur utilité sociale, mais les cheminots sont alors loin d'être les seuls. Mais parler de privilégiés, lorsque l'on sait ce qu'est leur travail, est d'une stupidité confondante.
Dans l'histoire, peut-on dire que les intérêts des cheminots comme corporation ont jamais divergé de l'intérêt national ?
Christian Chevandier. La question semble renvoyer à une spécificité du monde cheminot. L'histoire du groupe social est un élément d'explication. Ainsi, en permettant de joindre rapidement toutes les régions, les chemins de fer ont contribué à l'unification du pays et les cheminots qui ont adhéré à ce projet ont en partie construit la nation au XIXe siècle. La considérable participation du groupe social des cheminots à la Résistance est bien sûr ce qui vient d'abord à notre esprit. Cela s'inscrit dans l'histoire du rapport en France de la classe ouvrière à la nation, assez exceptionnel mais qui correspond à une conception assez ouverte de la nation dont chacun peut décider de faire partie. Cela recoupe aussi le sens de l'intérêt général qui revient sans cesse dans les propos des cheminots qui expliquent qu'ils se battent pour tous. J'ai entendu mercredi 14 au matin, lors d'une AG dans un dépôt, un mécanicien expliquer qu'il n'était pas envisageable d'accepter que les futurs embauchés n'aient pas le même statut que lui : Je ne pourrais pas les regarder dans les yeux. Cela, on le retrouve dans d'autres groupes qui expliquent que leurs luttes correspondent à l'intérêt de l'ensemble de la population. C'est le cas des postiers, des enseignants, du personnel soignant, etc. Mais ce n'est pas simplement une démarche liée au service public : les travailleurs du privé, lorsqu'ils se battent pour leurs conditions de travail, peuvent aussi avoir en vue l'intérêt du client : ils n'aiment pas fournir des services et des marchandises de mauvaise qualité, ne serait-ce que parce que rien n'est plus frustrant que d'être amené à mal faire son travail. Les cheminots avaient déjà le sens du service public bien avant la création de la SNCF. en 1937 ; cela apparaissait dans leurs mouvements sociaux, dans leurs revendications.
Est-ce la première fois que l'idée d'un retour à l'«équité» est utilisée par le pouvoir politique pour tenter de déconsidérer le mouvement des cheminots ?
Christian Chevandier. Dans la mise en place d'un rapport de forces, la tentation des opposants à une grève a toujours été de démontrer que les intérêts des grévistes et ceux de la population divergent. Mais cela n'a rien non plus de spécifique : lors de la grève des mineurs, au printemps 1963, des articles ont dénoncé leurs scandaleux privilèges. Pensez donc ! Certains étaient logés par l'employeur et les services sociaux et sanitaires des Houillères étaient d'une réelle efficacité.
Les médias dominants jouent un rôle notable pour peser sur le mouvement. En quoi la «bataille de l'opinion » sera-t-elle décisive pour l'avenir du mouvement en cours ?
Christian Chevandier. Elle l'est toujours. C'est comme cela que les grèves du personnel hospitalier en 1988 et 1991 lui ont permis, notamment aux infirmières qui étaient les plus actives dans ce mouvement, d'obtenir de meilleures conditions d'exercice et des augmentations salariales sans équivalent dans ce pays depuis les années 1970. Mais c'est aussi parce qu'elles ont su imaginer des formes d'action qui ne les opposaient pas aux usagers. C'est sans doute, pour les cheminots, un des enjeux du présent mouvement social que d'être capables de trouver des modes d'action qui prennent en compte l'intérêt des voyageurs. Cela dit, l'hostilité des médias (mais pas, individuellement, des journalistes) n'est pas quelque chose de nouveau. Dès le XIXe siècle, hors de la presse socialiste, anarchiste ou syndicaliste, les articles étaient hostiles. La télévision faisait déjà pleurer en 1986 et 1995 sur les « victimes de la grève ». L'expression si indécente de « prise d'otages » n'est pas d'aujourd'hui.
Comment apprécier les victoires ou les défaites dans les conflits ? Ne font-elles pas elles-mêmes l'objet d'un débat politique ?
Christian Chevandier. Bien sûr ! J'entends parfois des cheminots expliquer : « On ne se laissera pas avoir comme en 1986 et 1995». Mais ces deux fois-là, ils ont gagné ! Cela s'explique peut-être parce que reprendre le travail est toujours difficile, tout simplement parce qu'une grève est un moment exceptionnel. Tous ceux qui ont participé à un mouvement social savent bien quel souvenir ils en gardent toute leur vie. C'est pour cela que j'ai envie de vous dire que les grévistes de novembre 2007, quelles que soient les suites du mouvement, ont déjà gagné. Ils ont gagné parce qu'ils ont été capables de se mettre en grève alors qu'on nous explique que cela ne sert à rien, que c'est dépassé, que le mot « solidarité » n'a plus aucun sens...
En hommage à mon père, cheminot, aiguilleur à la gare de Lyon – Guillotière et DONC responsable de tous les malheurs du monde.
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